C’était il y a 30 ans, pendant 4 ans, entre mes 8 et 12 ans.

C’était chez mes parents, en région parisienne, dans une grande maison familiale et conviviale bâtie sur trois étages. Dans une banlieue chic de l’ouest parisien.

C’était toujours en début de soirée, quand mon père n’était pas encore rentré du travail, et pendant que ma mère préparait le repas du soir, dans la cuisine au rez-de-chaussée de la maison.

Il était là, chez nous, le bon ami de la famille, joyeux boute-en-train qui faisait rire tout le monde. Pendant une semaine, deux fois par an, il venait vendre son vin sur le marché de Rungis. Mes parents le logeaient pour lui rendre service, puisqu’il était viticulteur et vivait dans la région de Sauternes, près de Bordeaux.

Et moi j’étais là, chez moi, à grandir dans une famille que je croyais aimante. J’étais une enfant malicieuse, espiègle et plutôt bonne élève à l’école.

J’étais très souvent en chemise de nuit, j’étais la seule petite fille de la maison, accompagnée de deux frères plus grands que moi. Eux portaient des pyjamas.

C’est plus facile avec une chemise de nuit.

J’aimais bien regarder des dessins animés à la télé. Il y avait une pièce dédiée à la télé, avec un canapé en velours beige. A l’époque, des Goldorak, Capitain Flam et des Cosmocats.

Il me rejoignait dans la pièce. S’asseyait à côté de moi sur le canapé et il baissait son pantalon et son caleçon. Il soulevait ma chemise de nuit. Pourquoi je ne me suis pas enfuie ? Pourquoi je n’ai pas crié ? Pourquoi j’ai laissé faire une telle horreur ? J’étais figée, sidérée, comme un lapin devant des phares de voiture. Incapable de faire quoi que ce soit. Et ça s’est répété pendant 4 ans.

Suite à ça, je n’ai plus jamais été capable d’aller dormir chez des amis, mêmes mes meilleurs. Personne ne comprenait. Lorsque cela m’arrivait, je faisais, en pleine nuit, des crises d’angoisse incompréhensibles pour qui que ce soit, y compris pour moi. Jusqu’à ce que je devienne (un peu) adulte, et que j’ai pris sur moi pour dormir dans des endroits sans mes parents.

Mes parents ne se préoccupent pas de m’emmener voir quelqu’un : ça passera, elle est juste anxieuse. Il faudrait qu’elle s’écoute un peu moins.

Je passais des nuits sans dormir, à avoir des grosses angoisses, à voir mon corps se morceler, rendu difforme, disproportionné, avec des membres énormes, comme un monstre. J’allumais la lumière. Ca me calmait un peu.

Ces souvenirs, je les ai occultés pendant près de 15 ans. Lorsque je revoyais ce fou pendant les étés que nous passions en famille, ensemble, à la mer, au Cap Ferret, je ne comprenais pas pourquoi je ne l’aimais pas, rien que de le voir en maillot de bain me dégoûtait, j’avais peur sans savoir pourquoi. Son torse me dégoûtait, son regard me dégoûtait, sa voix, son rire, tout son être me donnait envie de vomir. Je ne savais pas pourquoi je ressentais ça à son égard. Je croyais être folle.

Lorsque j’ai 20 ans, mon frère meurt dans un accident de moto. Je perds 12 kilos en 1 mois. Episode anorexique dont personne ne soucie guère. Je consomme pas mal de tabac, de cannabis, d’alcool et de sexe. Je suis hyper active, hyper agitée, je ne sais pas pourquoi, enfin si, je pense que c’est lié à la mort de mon frère.

Je prends ensuite 20 kilos et consulte un médecin pour tenter d’arrêter de fumer. J’ai peur de la prise de poids, j’explique mes épisodes de troubles du comportement alimentaire. Et là, tout ce que j’avais refoulé des attouchements subis me revient en pleine figure : le médecin fait un lien entre TCA et abus sexuels : Madame, avez-vous subi des abus sexuels durant votre enfance ?

Voilà. C’était là, conscient, mais je doutais en même temps. Pourquoi moi ? Non, c’est pas possible, je dois être folle ? Je m’en serais souvenue quand même ? Je n’ai aucun souvenir auditif des scènes, seulement des images, silencieuses, dégueulasses.

J’ai aujourd’hui 42 ans, deux enfants et je cherche encore à me reconstruire. Je suis entourée de bons thérapeutes, mais c’est encore là, et mon petit Moi de 8 ans est encore coincé dans ce salon télé, en chemise de nuit, avec ce monstre à côté. Il est pourtant mort ce monstre, depuis.

Lorsque je l’ai appris à mes parents, ils n’ont pas réagi, trop submergés probablement par l’annonce de la nouvelle. On est allés ensemble chez mon thérapeute qui a exigé qu’il y ait réparation. Vous êtes responsables mais pas coupables.

Nous sommes allés voir sa femme pour lui raconter. Elle a dit : « Ah toi aussi ! ». J’ai su que j’étais victime à ce moment-là. Même si cela reste encore parfois irréel ou faux pour moi. Cette femme a eu un enfant avec cet homme, dans le cadre d’un viol, et il a passé sa vie à violer et violenter sa femme. Et à toucher d’autres enfants comme moi. Il n’y a jamais eu de plainte. Il est mort d’un cancer en ayant beaucoup souffert, accompagné par sa femme qui ne l’a jamais lâché.

Mes parents ne m’ont jamais demandé pardon et ne m’en ont jamais reparlé. Omerta sur le sujet. On étouffe ces sujets dans ces familles. J’ai étouffé.

Aujourd’hui, j’ai encore beaucoup de crises d’angoisse, j’ai vécu sous l’emprise d’un homme ayant quelques travers pervers narcissiques, dont j’ai réussi à me libérer après 18 ans de vie commune et les relations sentimentales sont compliquées à gérer pour moi. Face à certaines situations du quotidien, je continue à être un petit lapin sidéré par des phares de voiture. Forcément, ma vie est parfois un peu compliquée. J’ai souvent encore 8 ans. Je me sens encore parfois un peu sale, différente, décalée, faible, sans défense.

A cause de lui.

Anonyme