Mié Kohiyama, 45 ans, journaliste, auteure de « Le Petit vélo blanc » (Calmann-Lévy, 2015), premier témoignage écrit sur l’amnésie traumatique liée à des viols dans l’enfance. Mié a été violée à l’âge de 5 ans. Ses souvenirs ont brutalement resurgi 32 ans plus tard. Elle a mené un combat judiciaire qui l’a amenée jusqu’en cour de Cassation en 2013, puis un combat politique pour faire changer les lois sur la prescription pénale parallèlement à un long parcours thérapeutique. Elle a fondé le groupe « MoiAussiAmnesie » en décembre 2017 pour réunir les victimes d’amnésie traumatique suit à des violences sexuelles. Ce groupe est composé de Samir, Natacha et de Valérie.
Mié est très active, nous l’avions déjà interviewée ici il y a quelques semaines et Mié a aussi écrit plusieurs articles pour « La Génération qui parle ».
- Pourquoi avoir décidé de créer une page Facebook puis un site web?
Tout est parti d’une audition le 19 décembre dernier devant un groupe de travail sur les infractions sexuelles au Sénat. Lorsque j’ai reçu ma convocation, je me suis dit qu’il était rare qu’une victime d’amnésie traumatique (suite à des violences sexuelles dans l’enfance) soit entendue par les élus de la République. Que c’était un signe que les temps changeaient après MeToo. Et d’un coup il m’a semblé évident que je ne pouvais pas me contenter d’aller témoigner sur ma seule histoire alors que tant de victimes d’amnésie traumatique en souffrance n’avaient pas cette chance.
J’ai donc lancé un appel à témoins que La Génération qui parle m’a aidée à relayer, de même que sur Twitter pour demander aux victimes de me confier leurs histoires. Et j’ai fait tout un travail non seulement de collecte mais aussi d’interviews, de vérifications, de demandes de précisions sur tous ces témoignages. Puis, j’ai pensé qu’avant de les apporter aux Sénateurs, il était nécessaire qu’ils soient publiés, qu’ils existent, que ces histoires existent, c’est pourquoi j’ai créé une page Facebook Moiaussiamnesie.
L’audition a eu lieu, les sénateurs semblaient touchés par cette démarche même si au final dans le rapport, aucune mention sur l’amnésie traumatique n’a été faite, mais c’est une autre histoire…Ensuite, les témoignages ont continué d’affluer. Des témoignages de personnes de toute génération, de tout milieu. D’amnésie partielle ou totale liées à des violences sexuelles dans l’enfance ou l’adolescence. Des personnes qui souvent témoignaient pour la première fois et se trouvaient encore en grande souffrance, en grand doute, et en situation d’isolement.
J’ai donc compris qu’il y avait un besoin criant de créer un espace d’expression, de recueil de la parole pour les victimes d’amnésie traumatique.
En outre, nous menons un combat visant à tenter de convaincre le législateur d’introduire dans la loi l’amnésie traumatique comme un « obstacle insurmontable » suspendant le délai de prescription et permettre ainsi à des victimes de porter plainte après la résurgence des souvenirs. Nous soutenons également le combat de nombreux militants(es) et associations visant à rendre imprescriptibles les crimes sexuels sur mineurs.
Il était donc important de rassembler les victimes et de se structurer davantage d’où l’idée de la création de ce site « MoiAussiAmnesie.fr » que nous devons à Natacha et à Samir qui le gèrent et qui viennent de créer un forum.
Quant à moi, je suis entièrement responsable de la ligne éditoriale, ce qui est logique puisque c’est aussi mon métier.
Outre, Samir et Natacha, Valérie fait également partie de notre équipe. Nous nous sommes rencontrés sur les réseaux sociaux et dans le cadre de cet engagement. Ce sont des personnes formidables, positives, compétentes et talentueuses. Entièrement bénévoles comme moi. Nous formons une très chouette équipe…
- Qu’est-ce qui t’a décidée à lancer le #MoiAussiAmnésie sur twitter ?
Cela m’a parue important de créer un hashtag pour pouvoir nous identifier sur tous les sujets, témoignages ou articles concernant l’amnésie traumatique. Pour participer à la diffusion de l’information et à la connaissance de ce processus neurologique encore mal connu du grand public. Les réseaux sociaux sont une formidable ressource pour ce travail. Nous avons même récemment internationalisé nos relations en créant des liens avec des victimes aux Etats-Unis, dont certaines ont été à l’origine du mouvement MeToo comme Louise Godbold, abusée par Harvey Weinstein. Nous avons également noué un lien avec un activiste japonais Takahiro Katsumi qui a fait un formidable travail de traduction en japonais, en anglais pour expliquer le mécanisme de l’amnésie traumatique. Il a découvert l’existence de l’amnésie traumatique en lisant un article publié dans @Cosmopolitan Japan sur mon histoire ainsi qu’à la suite d’une interview que j’ai faite pour @ellejapan de Shiori Ito, une journaliste japonaise qui a brisé le tabou du viol dans son pays.
Il a même écrit un thread en japonais en traduisant un article référencé sur l’amnésie traumatique de la Dre Muriel Salmona, psychiatre, spécialiste du psychotraumatisme qui se bat depuis plus de 20 ans sur ces sujets. Nous pensons qu’il est indispensable de continuer à expliquer les choses clairement, à diffuser des témoignages permettant de comprendre la complexité, la souffrance, les mécanismes… etc de l’amnésie traumatique. Ainsi un jour, cette connaissance se traduira en loi et donc en reconnaissance des victimes… Je précise que nous avons reçu une majorité de témoignages de femmes mais également quelques témoignages d’hommes très forts. Nous incitons d’ailleurs davantage d’hommes à nous apporter leur témoignage.
- Vous avez organisé un premier groupe de parole #MoiAussiAmnésie à Bordeaux. D’autres rendez-vous sont-ils prévus dans d’autres villes ?
Nous avons organisé le premier groupe de parole de victimes d’amnésie traumatique suite à des violences sexuelles en France, à Bordeaux en février dernier. Cela a été un moment très fort, très intime, très pur…Nous sommes restés liés, nous nous écrivons régulièrement. Pourquoi des groupes de parole ? Car nous pensons qu’il ne suffit pas de libérer la parole sur les réseaux sociaux. Il est nécessaire de passer du virtuel au réel, du JE au NOUS. De créer un lien entre les victimes, une solidarité réelle, de leur permettre d’échanger sur ce processus qu’elles vivent souvent seules dans la terreur, la honte, le silence ou l’isolement. Beaucoup de victimes ont le sentiment qu’ils/elles sont fous ou folles, qu’on ne les croira pas si elles/ils parlent. En créant ces groupes de parole, nous leur offrons un espace pour qu’ils/elles rencontrent leurs pairs et qu’ils/elles puissent ainsi « normaliser » d’une certaine manière les phénomènes très perturbants liés à la remontée des souvenirs. Ou parfois à l’absence ou au flou des souvenirs…Le prochain groupe aura lieu à Paris en avril. Et nous comptons poursuivre dans d’autres villes de province là où les victimes se trouvent et sont désireuses d’y participer.
- Quelle est, quelles sont vos ambitions pour l’avenir ?
Nous souhaitons poursuivre notre action en expliquant, en témoignant, en rassemblant, en se structurant probablement en association. Probablement aussi en organisant des évènements autour de l’amnésie traumatique comme par exemple des colloques. Nous espérons ainsi diffuser la connaissance de ce processus mais aussi peut être inciter des travaux de recherche, des réflexions sur la doctrine juridique de la part des juristes, un intérêt réel des pouvoirs publics.
Les victimes d’amnésie traumatique liées à des violences sexuelles, parmi lesquelles nombreuses sont celles qui se sont souvenues trop tard pour porter plainte ont généralement connu des parcours extrêmement douloureux. Nous pensons qu’il est important qu’elles bénéficient d’une forme de reconnaissance. La plupart d’entre elles ne sont pas dans une logique de vengeance mais davantage dans un besoin de reconnaissance de ce qu’elles ont subi. Nous espérons que ce message sera entendu par les responsables politiques et qu’ainsi l’amnésie traumatique soit prise en compte dans le futur projet de loi sur les violences sexuelles.
- Comment peut-on soutenir votre action ?
En témoignant, en partageant nos posts, nos articles, nos tweets. En nous alertant et en diffusant toute information vérifiée et précise sur l’amnésie traumatique dans toutes les langues car le processus ne s’arrête pas aux frontières de la France malheureusement…
D’ici quelques années, nous pourrons nous dire que tous ensemble nous avons participé à une meilleure connaissance, à la normalisation de l’amnésie traumatique et donc certainement à une meilleure compréhension du public, dans les familles ainsi qu’à une meilleure prise en charge. Et donc à un apaisement des victimes. Les agresseurs de leur côté sauront que désormais il est admis qu’un enfant violé tout petit a forcément le cerveau qui disjoncte tant l’acte est violent. Et qu’un jour, des années et des années après, cette victime devenue adulte sera prise en compte, écoutée, pourra éventuellement déposer plainte. Nous aurons été –modestement, aux côtés de précurseurs comme la Dre Salmona– mais en tous les cas à l’échelle du rassemblement des victimes des pionniers de ce combat !
Merci Mié pour ce partage !