Frédérique est comédienne-auteure. Avec ce texte, « Oh Père ! », elle partage avec nous un extrait d’une future pièce de théâtre. Est-il besoin de préciser que l’on est concernée par le sujet de l’inceste quand on écrit un texte aussi fort ?…
Oh Père !
T’en as pas marre ?
Tu geins, tu gémis, tu gis, tu râles tout le temps.
Merde !
Qu’est-ce que tu deviens?
Fou ?
Pas habillé, mal coiffé, pas prêt.
Ton nez coule, ta bouche est mouillée, des pellicules sur ton tee-shirt, ton ventre, gros, pas beau, énorme, d’alcool, des plis. Et pas lavé.
Tu t’oublies ? Qu’est-ce que tu fais ?
Tes yeux sont devenus si petits derrière tes lunettes. Et si vifs pourtant !
Alors j’en pleure.
Finalement, heureusement, sur toi, s’ouvre le ciel. Vois ! Il te regarde. Il a les bras ouverts. Il t’accueille…
Tu t’en réjouis ?
Sarcastique le rire, et c’est le tien. Il résonne en moi.
Tu ris tu ris tu ris !
Tu t’étouffes. Tu gonfles. Une grenouille. Explosion.Transformation.
Rougi, bleui et verdi. Ça bouge.
Des vers. Ça grouille. Multiplication. De plus en plus. Un tas, un pâté de sable, une dune. Débordement. Recouvrement.
Pan ! T’es mort. Tu ne bouges plus ? Ta face, contre terre. Le ciel qui t’ouvrait les bras, tu lui tournes le dos ?
Tes épaules larges et lourdes s’enfoncent dans le sable, attirées par la marée lunaire. Ecoute, elle t’appelle ! Te conjure de rester figé !
Une partie de ton visage est éclairée par le soleil. On y voit ton œil droit regardant dans le vague. Sur la commissure droite de ta bouche, un filet de bave souille le sable. Ta joue est molle. Du sang sort de ton oreille.
T’es tout chaud, tu vis. Alors j’appelle. Quelqu’un ? Quelqu’un ?
Ferais-je en sorte de te voir te relever ?
Je soulève ton bras droit. Je passe de l’autre côté de ton corps. Je bouge ton bras gauche. Tes épaules s’agitent faiblement. Un sursaut presque invisible m’assure que tu es toujours vivant. Pas vivace. Vivant.
Je compte donc appeler du secours, mais ma gorge est nouée. Alors je décide de te traîner par les pieds. Ton tee-shirt remonte jusqu’en haut de ton buste. Il me laisse voir ton gros ventre, ta cicatrice horrible entre les deux seins. Là où ton cœur a été ôté pour quelques heures. As-tu pensé mourir ?
Et je te traîne. Où vais-je aller avec toi ? Ton dos est découvert aussi. Il saigne. Je vois des traces de sang sur le sable. Tu es lourd, de plus en plus lourd. Tes pieds semblent se détacher de tes chevilles. Que va-t-il se passer si tes pieds me restent dans les mains ? Tout ce sang qui jaillira de tes artères, où ira-t-il ? Des filets de sang se transformeront en ruisseau puis en fleuve pour se déverser dans l’océan Atlantique ?
Tu aurais tellement préféré la Manche mais non, ton corps t’aura fait défaut. Il t’aura trahi. Tu te répandras dans cette immensité d’eau et tu disparaîtras à tout jamais.
Tu ouvres les yeux et tu me regardes. Tu me détestes. Tes yeux perçants me dévisagent. Qu’ai-je fait ?
Tes narines remuent comme celles d’un porc qui a senti son unique repas. Tes joues aussi semblent s’activer. Les plis de ton front s’agitent de bas en haut. Tes oreilles rougissent. Tes cheveux dégoulinent de sueur. Leurs gouttes marquent le dur effort à te concentrer pour te remettre sur tes deux pieds. Comment font-ils pour te supporter ces deux pieds ? Et pour combien de temps encore ?
Les tiens en ont vu d’autres pieds, à se marcher dessus, à se croiser, à s’épier, à se retourner, à s’indigner, à se recroqueviller, à s’arracher, à s’écorcher, à trébucher. Et tu as trébuché. Tu es tombé.
Ta tombe, maintenant, tu es devant. Un trou béant, noir et marron, charbon et profondeur. Coquillages blancs, lumière, ciel, bleu, et nuage.
Tu es allongé, ton corps est aspiré par le sol. Tu veux te relever. Tu t’agrippes. Les parois sont lisses. Tu essayes. Tu flanches. Respiration. Suffocation. Accélération. Peur. Tu grattes le sable. Les coquillages blancs roulent sous tes ongles. Ils t’échappent. Tu es seul face au ciel qui te regarde. Les nuages te narguent. Tu les imagines au-dessus de la ville regardant la vie. Tu es triste. Tu aurais tant voulu être de cette vie-là. Mais non, tu es là devant ta tombe et tu attends la mort. Et tu souffles. Comme un bœuf. Tes narines s’ouvrent, s’enflent et retombent. Tu grossis. Colère. Tu rougis. Ça sort. Tu vomis. Ta tête se vide de ton sang, par tous les trous. Ça noircit. Ça se fige. Ta tête n’est plus qu’un masque. Elle ne s’agite plus.
Que ton corps qui se manifeste tel un canard décapité. Et tes cheveux, des petits grains de sable s’accrochent sur chaque mèche, les immobilisent pour que chacun d’eux se cassent et se dispersent à tout jamais. Poussière.
Ton crâne vieillit, blanchit, se plisse, se vernit. Sa croûte se décolle pour laisser apparaître cette fontanelle. Ta vieille peau glisse de chaque côté de ton crâne. Ton corps se déshabille lentement.
La peau de ton cou porte la croix argentée christique. Elle se scalpe le long de tes épaules. Elles se découvrent, déclinent. Tes bras et avant-bras et mains se dégantent.
Ton buste scarifié verticalement laisse apparaître ton cœur sans vie. Tes viscères vermoulues et tes boyaux qui puent la vinasse, tous, suintent. Ils disparaissent dans le sable humide.
Ton sexe, maintenant. Il aura servi et mal servi et tellement sévi. Pauvres petites filles à jamais ébranlées. Alors je coupe.
Non, je n’attends pas que le temps, que la nature oeuvrent, que la mer et son sel le pique ou le rongent ou le bouffent après quelques marées lunaires ! Non, je coupe.
Il ne reste plus qu’une petite longueur de 1,5 cm, rosée, se vidant de ses dernières gouttes de sang mélangées au liquide de son dernier assouvissement sexuel. Voilà. C’est fini. J’ai mis fin à ses actes odieux. Plus jamais on entendra parler de ce sexe. Je l’ai jeté à la mer. Et des poissons carnivores se chargeront de sa fin terrestre.
La peau poursuit sa descente. Je vois le haut de tes jambes. Tes cuisses maigrichonnes laissent entrevoir un ancien athlète de lycée. Ensuite tes genoux usés par le temps et le diabète, je remarque la circonférence de tes mollets devenue ridicule par l’absorption de liquide et non de solide. Maintenant tes pieds, tes talons usés, plus de peau, elle a définitivement glissé. Ton enveloppe n’est plus qu’à tes pieds, en chiffon. Une dernière vague emportera cette peau, tes viscères et ton squelette.
Tu auras disparu physiquement à tout jamais.
Wahou….
Merci et Bravo Frédérique !!!
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Bravo pour ce texte que j’ai pu pleinement ressentir…
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