Cher Sébastien,

Je me permets de t’adresser quelques mots pour partager avec toi une émotion que je n’arrive pas vraiment à nommer…

Est-ce qu’on peut dire que l’on connait quelqu’un parce qu’on l’a rencontré durant 2 journées intenses, il y a 5 ans ? Evidemment non…

Est-ce que l’on peut avoir confiance dans le ressenti que l’on a eu à partager des interventions, face à des collégiens, pour y conter, côté à côté, nos parcours d’enfance violentée ? Je pense que oui…

Il y a 5 ans, de mémoire, je crois qu’on avait enchaîné 6 projections du film « Les chatouilles », de Andréa Bescond et Eric Métayer, suivies d’un débat devant des classes de 4ème et 3ème, de plusieurs collèges, et devant du public en soirée. Ces journées que nous avons partagées, font parties pour moi de mes meilleurs souvenirs d’activiste militante concernant la sensibilisation face au fléau des violence sexuelles sur mineur.e.s.

C’était fort ces 2 journées partagées car on pouvait montrer, ensemble, que les parcours de personnes, ayant été victimes de violence sexuelles dans l’enfance, sont différents, qu’il n’y avait pas un seul schéma, une seule façon de se comporter en fonction du trauma vécu.

Depuis, on se fait signe de temps en temps…

Forcément je vois sur les réseaux sociaux, comment tu as su développer ton association sur tout le territoire français, ton livre, le téléfilm qu’il a inspiré, les prix qu’il a reçu, les prix que tu as reçu, ton investissement au sein de la Ciivise (Commission Indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants).
Tu fais partie de ces personnes qui sont devenues visibles au travers de leur parcours de résilience, au travers de leur façon de donner du sens à un vécu dont il est compliqué de se remettre, souvent…

On le sait, toutes les associations, souvent initialement créées par d’anciennes victimes de pédocriminalité d’ailleurs, tou.te.s les activistes qui montent au front, ne sont pas tou.te.s d’accord sur tout.
Sur la question de l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineur.e.s, par exemple, nos avis divergent, tu es contre et je suis pour. Je me dis que c’est parce qu’on n’a pas eu le même vécu…
Tu n’as jamais oublié ce que tu avais vécu, tu as trouvé la force de porter plainte avant le délai de prescription, tu as eu droit à un procès, ton agresseur a été condamné.
J’ai oublié pour survivre, je suis sortie d’amnésie traumatique après le délai, mon vécu était prescrit aux yeux de la justice…
Sur la question du seuil d’âge à 15 ans, ton association avait finalement décidé de ne plus s’inscrire dans le combat porté par Le Collectif pour l’Enfance.

Toutes ces divergences ne m’empêchaient aucunement d’être admirative de ton parcours, sans doute parce que quand je pense à toi, je reste connectée à ces 2 jours de sensibilisation que nous avons faits ensemble, où nous nous sommes confié.e.s l’un à l’autre, où nous nous sommes reconnu.e.s aussi dans certaines des difficultés que nous traversions sur nos chemins respectifs de reconstruction.
Et puis, j’ai le sentiment profond que nous gagnerons ce défi, celui de faire sortir notre société du déni sur la question des violences sexuelles et de protéger les enfants de ce fléau, en restant uni.e.s, nous les anciennes victimes qui militons aujourd’hui, et pour certaines depuis des années, même si on n’est pas d’accord sur tout… Même si je pense parfois que j’aurais fait différemment, jamais je ne dénigrerai officiellement et en public un.e activiste, anciennement victime, car je sais tout ce qu’il lui a fallu surmonter pour s’engager à ce que les choses changent… Nous sommes tou.te.s différent.e.s, nous faisons comme nous le pouvons… Seulement quand rentre en politique, comme tu le fais, quel que soit notre vécu, il faut veiller à représenter la voix de TOUTES les victimes.

Pour tout te dire, depuis bientôt 8 ans que je m’investie, à mon niveau, pour contribuer au changement de notre société, sur la question des violences sexuelles sur mineur.e.s, j’ai eu le temps de valider, plusieurs fois, que notre gouvernement ne tenait pas ses promesses… aussi quand la Ciivise a été créée, j’ai fais sans. Je veux dire que je n’ai pas inclus cette donnée dans mon parcours d’activiste (les témoignages de victimes, ça fait 7 ans que je les accueille sur ce blog), je n’ai rien attendu de particulier de cette instance… Et, ce n’est pas faute d’avoir un profond respect pour le Juge Durand que j’avais eu l’occasion d’entendre en 2017, lors du fameux lancement de l’action pour lutter contre les violence sexistes et sexuelles sous la responsabilité de Marlène Schiappa, (tu sais, la grande cause nationale promise par 2 fois déjà)… Je m’en souviens bien, c’était après une représentation du spectacle d’Andréa Bescond « Les chatouilles ou la danse de la colère ». A l’époque, elle croyait aussi qu’il était possible de changer les choses avec le soutien du gouvernement…
Ce soir là, j’avais même interpellé la Ministre la Justice de l’époque sur la question de l’imprescriptibilité, et j’ai aussi, pour la première fois, entendu le juge Durand s’exprimer, et la douceur et la sincérité de son intervention avait fait dire à mon enfant intérieure, qu’avec lui les enfants étaient entendus et protégés, que les enfants qui croisaient son chemin avaient de la chance dans leur malheur…

La Ciivise a existé déjà presque 3 ans, durant ces 3 ans j’ai rencontré des personnes qui avaient participé aux soirées témoignages organisées par la Ciivise, d’autres personnes qui avaient rencontré Edouard Durand en tête à tête. Toutes ces personnes m’ont dit combien le rencontrer leur avait fait du bien, combien iels s’étaient senti.e.s considéré.e.s, souvent pour la première fois de leur vie.

J’ai eu l’occasion d’échanger avec Edouard Durand, il y a quelques semaines lors d’un événement. Il avait entendu parler de La Génération qui Parle, m’a encouragé. Il m’a confié le flou dans lequel il était à l’époque sur la suite, ou pas, de la Ciivise et de son maintien. En rigolant presque, on s’était dit que la façon, dont le gouvernement agissait, pouvait se comparer à la stratégie d’un.e agresseur.se, chaud/froid, je te dis/ non je te dis pas, je te mets en insécurité, bref, tu sais comment ça marche…

On sait le bordel qui existe depuis plusieurs semaines sur la suite de la Ciivise, dans quelles conditions, et patati et patata…

Et puis, la France a appris il y a quelques jours que c’était toi qui allait remplacer le Juge Durand.
Je ne vais même pas commenter le manque de compétences qui t’es éventuellement reproché, et le fait que l’on te qualifie uniquement de « rugbyman », car je sais tout ce que tu fais depuis plus de 10 ans pour secourir le plus d’enfants possible, pour sensibiliser, prévenir, accueillir la parole…
Je ne vais pas relever non plus que vu les convictions de votre duo à la présidence de la nouvelle Ciivise, il semble déjà que plusieurs des 82 préconisations, de l’ancienne équipe, ne verront sans doute jamais le jour…

Ce qui me met dans cette étrange émotion depuis quelques jours, c’est que toi, tu aies participé, malgré toi j’imagine, à ce que l’on ne respecte pas un homme qui donne sa vie à la protection de l’enfance depuis des années. Le gars, il a appris qu’il était remercié par la presse, s’te plait !! Ce gars a été ton collègue depuis 3 ans à la Ciivise… Est-ce que ça veut dire que tu ne lui as même pas annoncé quand on t’a proposé la présidence ?  Il s’est passé quoi ? Vous ne vous aimez pas en fait ? On t’a demandé de ne rien lui dire ? Elle est où l’humanité dans cette passation de pouvoir entre les anciens et les nouveaux co-president.e.s ? Je ne t’ai peut-être croiser que 2 jours dans ma vie, mais je sens que ce n’est pas ta nature, ta façon d’agir, (quand on se rencontre entre anciennes victimes de pédocriminalité, il y a des choses qu’inconsciemment l’on ne se cache pas)… ou je l’imaginais ?

La façon dont a été mal annoncée ta nomination engendre quelque chose que je trouve grave… Le fait que des associations, des activistes et des personnes qui partagent le fait d’avoir été victimes de violences sexuelles dans l’enfance, soient désormais divisées en 2 camps…
Alors qu’enfin à la présidence de ce type d’instance, se trouve une ancienne victime, car oui notre expertise est bien réelle, trouves-tu qu’il soit sain que cela génère un clivage entre les victimes elles-mêmes ?

Sébastien, parce que tu leur parles tous les jours, tu sais la sensibilité émotionnelle des victimes et des anciennes victimes de violences sexuelles, n’est-ce pas ? Tu sais que lorsqu’elles ont osé dépasser la peur de dire, de n’être pas crues… Tu sais à quel point l’équilibre reste fragile… Tu sais que c’est comme si elles avaient fait sauter leur carapace et toutes les protections qui leur ont permis d’avancer jusque là… Alors tu dois savoir mesurer à quel point, il est « normal » que grand nombre d’entre elles se sentent trahies…
Trahies, parce que la personne en qui elles avaient confiance s’est faite virée sans considération.
Trahies, parce que les missions de la Civilise évoluent et que regarder le fléau de l’inceste bien dans les yeux ne semble plus la priorité, alors que le nombre minimum estimé est de 6,7 millions en France !
Trahies par un gouvernement qui ne met pas les formes, et surtout qui n’y met pas les fonds…

Il y a autre chose que nous avons en commun Sébastien, je l’ai lu dans ton livre. Nous avons, à quelques mois d’intervalle, visité la même prison à Tahiti, et donc rencontré des hommes qui purgeaient leur peine pour agressions sexuelles. Et les mots que tu as écris dans ton livre auraient pu être les miens à ce sujet, nous avons vu dans la pupille des yeux de ces colosses tatoués, le traumatisme que certains d’entre eux avaient subi enfants… nos enfants intérieur.e.s ont reconnus les leurs, et cela a ouvert en nous une compréhension plus « large » du fléau, du schéma systémique dans lequel notre société est pour l’instant prisonnière…

Crois-tu que nous arriverons à changer ce monde, si la façon dont le gouvernement n’assume pas ses responsabilités, en te jetant ainsi dans l’arène, provoque instantanément ou presque, par ricochet, que de nombreuses victimes n’ont pas confiance en toi ?

J’ai lu dans une de tes interviews qu’au travers de ta nomination tu pouvais montrer ta résilience « visible » et que donc on pouvait s’en sortir. Bien évidemment que l’on peut, cependant j’ajouterai : chacun.e à son rythme, chacun.e à sa façon… Tout le monde n’a pas le même tempérament, les mêmes blessures, et c’est souvent plus complexe en cas d’inceste, je veux dire quand l’inceste est infligé par le père ou la mère…
Tu le sais, on doit respecter des paliers et se reconnaître « victime », accepter de l’avoir été, et ensuite, alors seulement, on peut prendre le chemin qui mènera peut-être à une possible résilience… Soyons vigilant.e.s à ne pas envoyer le message que si tu ne t’en sors pas, c’est que tu n’y mets pas de la bonne volonté…
D’ailleurs dans tes interviews, tu exprimes le fait d’être victime de violences sexuelles toujours au présent en disant « Je suis victime », intéressant, non ?

Tu dis aussi que la Ciivise va se recentrer sur les enfants victimes, c’est super de prendre en charge le plus tôt possible une victime, ça lui donne plus de chance d’avoir le moins de séquelles possibles.
Mais est-ce que ça veut dire que les enfants victimes, qui sont aujourd’hui adultes, vont devoir à nouveau se débrouiller tou.te.s seul.e.s ?
Et puis prendre en charge les enfants victimes c’est essentiel, mais quid de la prévention massive pour espérer éviter de nouvelles victimes ? Et sauver des enfants avant que le drame n’arrive ?
Former des gens à détecter les victimes c’est super, mais les former en plus à diffuser l’information pour que ça arrive moins, c’est encore mieux… même si on sait que c’est pas demain la veille que nous éradiquerons un fléau qui existe depuis la nuit des temps, notre génération est la première où les victimes libèrent la parole… l’humanité s’offre une possibilité de briser le schéma, toi et le juge Durand êtes 2 personnalités nécessaires et complémentaires à ce changement, pourquoi le gouvernement s’est-il débrouillé pour vous opposer ?

Sébastien, je sais l’espoir qui te guide, et comment tu imagines sans doute déjà avec l’expérience d’interventions, de prévention, d’accompagnement des victimes qui fait ton quotidien depuis plus de 10 ans, pouvoir diffuser les résultats de ton expérience au niveau national.
Cependant, je crois que tu t’es peut-être fait couillonner… On dit que ton association est financée à plus de 45% par L’Etat. Est-ce que cela te laisse si libre que cela de tes décisions ?
J’espère de tout mon cœur que je me trompe…

J’espère aussi que le futur rendra possible le retour d’Edouard Durand à un niveau national car sa compassion et son expertise sont des qualités dont la société ne doit pas se passer pour évoluer concrètement vers une pulvérisation du déni.

Je sais, je t’ai vu, comment tu sais parler aux enfants et les mettre en sécurité afin qu’ils osent dire… aux adultes aussi d’ailleurs… Je ne parle pas de ta collègue co-présidente, à priori ça ne va pas être simple pour elle non plus semble-t-il, vu qu’elle semble déjà vouloir mettre un bémol sur la doctrine jusqu’ici de la Ciivise « Je te crois, je te protège », rappelle Outreau comme pour diffuser à nouveau l’info que les enfants sont potentiellement des menteur.ses.s et n’est pas favorable au fait que les médecins puissent signaler des enfants et des femmes en danger… ( ce n’est pas ce que toi-même tu dis aux enfants qui se confient à toi ? Que tu les crois ? Qu’ils peuvent compter sur toi pour être protéger ?)… Tu vas devoir désormais œuvrer, pour ne pas dire galérer, pour que certaines des associations te fassent confiance, que les enfants victimes devenu.e.s adultes sortent de la colère de ne pas avoir été pris.e.s en considération… Vos soutiens évoquent que l’ancienne direction étaient trop féministe.. ??? On est sérieux, là ??
Tu acceptes cette mission, mais à quel prix… ?

Ces dernières années, au travers de différents collectifs, des amitiés qui se sont tissées entre différent.e.s activistes, et suite à la reconnaissance de l’ampleur du nombre de victimes de pédocriminalité, même avec des divergences d’opinions sur quelques points, nous avancions pour la plupart dans la même direction… Est-ce que cela sera encore le cas ? Est-ce que la nouvelle Ciivise récupérera la confiance de l’opinion publique ?…

Pour ma part, vu d’ici, ça donne surtout l’impression que de belles énergies ont été gâchées…

Avec toute cette politique politicienne qui t’englobe désormais, je te souhaite de ne pas trahir ton enfant intérieur, de ne pas oublier le gamin qui aurait tout donné pour qu’un adulte s’aperçoive du supplice qu’il subissait après chaque entraînement de rugby, d’être toujours celui qu’il aurait voulu rencontrer pour sortir de l’enfer.

Bon courage.

Bien à toi,

Anne Lucie