Je retrouve facilement le lieu exact. Comme dans mon souvenir, vingt-cinq ans après, l’angle de vue sur la boulangerie est bien le même. Je repère la place de parking. Je note le numéro de l’adresse. Je veux être précis. Je fais le trajet qui mène de cet endroit au commissariat de police du quartier de mon enfance. Ce chemin, j’aurais dû le parcourir dès l’instant où j’ai pu sortir de cette voiture. Il m’a fallu vingt-cinq ans pour comprendre que j’y avais droit. Oui, j’ai le droit de porter plainte. Non, ce qu’il m’a fait, la loi ne l’autorise pas. C’est finalement aussi simple que cela ! Mon pas est déterminé mais lourd. Des larmes coulent lorsque j’arrive devant la porte du commissariat. J’hésite. Cette porte passée, je ne pourrais plus revenir en arrière. Mon hésitation éveille le soupçon. Trois agents de police sortent. Ils me fouillent et me bousculent. Ils m’interrogent sans ménagement. Ils me pressent pour entrer. Je dois, très vite, plus vite que prévu, donner le motif de ma présence. En allant chercher loin les mots dans ma gorge sèche, je prononce « agression sexuelle ». Aussitôt, je comprends que dans un commissariat comme ailleurs, un homme est d’abord considéré comme un agresseur. Non, je suis sûr de moi, fort de vingt-cinq années d’interrogations solitaires, je suis bien la victime, oui. Je viens porter plainte comme victime. J’étais un enfant. J’avais douze ans. Il y a prescription, monsieur. Non, je ne crois pas. Donnez-moi vos papiers d’identité et attendez là. Je les tends et j’attends. Il revient. Ils vont me recevoir, finalement, mais il faudra patienter encore dans la salle d’attente au deuxième étage. La salle grise est vide, pas un bruit. Je suis seul pendant de longues minutes. Une porte s’ouvre. Une femme balaye la pièce du regard et, perplexe, finit par me dire : bonjour, je cherche un enfant de douze ans. Oui, c’est moi.

Je la suis. Elle me dit qu’il n’y a que des femmes dans ce service pour prendre les dépôts de plainte. Est-ce que cela me dérange ? Une autre femme m’accueille à son bureau. Vous savez, monsieur, il y a prescription. Non, je vous assure. J’ai fait le calcul. J’aurai trente-huit ans cet été. J’ai encore le droit. Attendez. Elle sort. Quelques minutes encore et la cheffe de service passe. Oui, vous avez raison. Il n’y a pas prescription. Je suis désolée pour l’accueil, en bas. Prenez votre temps. Je repasserai lire et signer votre déclaration. J’attends à nouveau. L’agent de police judiciaire revient. Elle s’assoit au bureau en face de moi. Elle pose les mains sur son clavier d’ordinateur. Elle écarte les doigts pour pouvoir atteindre toutes les touches. Elle est prête. Elle commence à m’interroger méthodiquement tout en tapant bruyamment sur son clavier. Pourquoi venir porter plainte vingt-cinq ans après ? Pourquoi ? Les réponses se bousculent. Je prends la première : pour les statistiques, pour tous ceux qui ne le font pas.

A cet instant, je réalise toute la difficulté de cette épreuve. Porter plainte, concrètement, consiste à dicter, mot à mot, en pesant le poids de chacun de ces mots, en répétant les phrases, lentement, à un agent qui les tape, ces mots, qui frappe touche après touche, lettre après lettre, pour les imprimer ensuite, avec une encre noire et définitive, sur un papier qui sera lu, relu, validé, signé, contresigné, tamponné. Ces mêmes mots que j’ai voulu cacher jusqu’à l’amnésie. Oui, ces mots qui auraient pu me tuer. J’ai pourtant mis toute la force, toute l’énergie, toute l’intelligence d’un enfant de douze ans pour les dissimuler aux autres et, surtout, à moi-même. Tout faire, à tout prix, pour ne pas les laisser m’envahir et prendre le contrôle, pour m’en protéger, pour ne pas montrer qu’ils m’appartiennent, qu’ils sont bien là, toujours, tout au fond. Pendant vingt-cinq années, j’ai lutté contre eux, j’ai voulu les effacer, nier leur existence. Et aujourd’hui, ces mots interdits et redoutés, je les prononce, tous, un par un, pour la première fois. Je les laisse sortir de ma bouche librement et avec méthode, en les articulant lentement. Je les dicte à quelqu’un qui les imprime ! Suis-je devenu fou ? Comment en suis-je arrivé là ? Est-ce un piège ?

Cette femme me tend les feuilles du procès-verbal. Je dois le relire. Le texte tient sur deux pages recto-verso. Je les prends. Elles me paraissent si légères ! Les mots n’auraient-ils pas de poids ? Je dois signer en bas de chaque feuillet. Est-ce possible que tout soit écrit là ? Si je suis d’accord, la cheffe du service va lire ma plainte puis la signer. En attendant, elle m’explique la suite de la démarche. Je suis sonné. Surtout, prenez rendez-vous avec le centre médico-légal pour faire l’expertise psychiatrique. C’est important. Je me suis délesté de deux feuilles recto-verso, c’était donc ça ? Elle me donne un numéro : vous avez droit à un suivi psychologique. Les feuilles reviennent, dois-je les signer à nouveau ? Je les suis du regard. Elles ne m’appartiennent déjà plus. Je n’entends plus distinctement. L’agent me donne une chemise avec des informations, des numéros de téléphone. Je lis là « tremplin 94 SOS femmes », et ici « Centre d’information sur les droits des femmes ». Je suis un homme, pourtant, je vous assure. Le texte de ma plainte tient sur deux pages recto-verso et je me sens vidé. En me levant de la chaise, mes pieds ne touchent plus le sol. Je ne sens plus le poids de mon corps.

Lentement, je flotte dans la direction de la sortie. Je traverse la salle d’attente vide, plus sombre encore qu’en arrivant. Il fait déjà nuit. Combien d’heures se sont écoulées ? La cheffe de service passe alors la porte et me rattrape. Attendez, monsieur. Je voulais vous dire. J’ai lu votre plainte. Cela m’a beaucoup touchée. Je voudrais vous demander, si cela ne vous dérange pas. Pourrais-je vous prendre dans mes bras ? Me prendre dans ses bras. Je réponds oui, sans réfléchir. Oui, dans ce commissariat de police, une gardienne de la paix me prend dans ses bras et me console alors qu’elle ne connaît de moi que ces mots que je viens de dicter, que cette partie de moi que je hais et que j’ai voulu faire disparaître. Je ne réalise pas encore la portée de ce geste. Vous pouvez être fier de vous. Vous êtes allé au bout de ce que vous pouviez faire. Maintenant, nous prenons le relais.

J’ai fait tout ce chemin pour cet instant-là. La loi m’a autorisé à prendre le temps qui m’était nécessaire. Vingt-cinq années. De cette place de parking jusqu’aux bras consolants d’une gardienne de la paix.

La gardienne de ma paix.


Willy