« L’enfant statufié »

Dans cette clinique, face à ces médecins, le silence m’a envahi.

Je ne pouvais plus parler. Tout au plus, je murmurais quelques mots d’un filet de voix qui semblait n’être plus qu’un souffle.

Je me trouvais plutôt calme face à cette intervention banale mais éprouvante pour moi.

J’étais tout de même fière d’avoir pu franchir ce pas.

Pourtant, à l’entrée du bloc opératoire, j’ai été envahie d’un silence d’impuissance et d’une torpeur trop bien connue. Je redevenais une automate. J’exécutais ce qu’on me demandait.

C’est alors que le masque d’oxygène a été posé sur ma bouche et mon nez d’adulte.

Ce masque m’en rappelait un autre. Gigantesque, il couvrait à cette époque, presque tout mon visage d’enfant.

Alors, sans rien pouvoir faire, sans lutter non plus, de grosses larmes ont coulé le long de mes joues. Elles étaient inattendues, pleines de chagrins et de révolte.

Le long de leur trajet sur ma peau, elles me parlaient d’une vérité rimant avec liberté.

J’étais la petite Anne statufiée qui n’avait pas grandi.

Je pleurais les larmes de mes 7 ans qui s’étaient figées et n’avaient pas trouvé d’issue.

Elles ont été plus rapides que mon contrôle puissant sur elles.

Les souvenirs tragiques d’où elles sont apparues voulaient sans doute se répandre dans la vie d’aujourd’hui.

Quelque chose en moi sentait que c’était une bonne chose.

Comme si je rejouais la scène horrible en la revisitant dans un mouvement libérateur et apaisant.

Mon corps semblait se souvenir et ne retenait plus. J’étais très surprise, moi l’adulte !

Je m’engourdissais avant même de recevoir le produit anesthésiant.

J’ai senti, au réveil, que je n’étais pas vraiment dans mon corps, qu’il pouvait flotter près de celui d’aujourd’hui. S’évader comme autrefois.

C’était un petit corps tel une ombre, volant autour de moi.

Sans doute était-il celui que j’avais à cet âge-là.

Je l’ai regardé puis récupéré en le reconnaissant avec émotion.

Mes cicatrices d’or déclaraient ma gloire retrouvée en faisant face à ma mémoire traumatisée.

C’était étrange que tout cela se déroule dans cette clinique donnant à l’arrière d’une magnifique église gothique où furent célébrées les funérailles de mon amie Catherine huit ans auparavant.

J’apercevais par les fenêtres, les pierres sculptées, les vitraux un peu noircis par la pollution.

Je me ressentais comme ces lieux si voisins l’un de l’autre.

D’un côté un édifice historique, trace d’un temps qui n’est plus et qui laisse en héritage sa présence somptueuse.

De l’autre, une clinique actuelle, peinte de gris et de blanc, infirmiers et brancardiers cognant des murs protégés par des bandes de linoléum peu gracieux. Des blouses jetables bleues, des blouses blanches pour le personnel s’agitant dans les couloirs.

Une de ces magies de la vie m’a permis de traverser ce moment pénible avec douceur grâce à une femme anesthésiste, attentionnée et rassurante et une femme médecin simple et attentive.

Je me demandais si elles savaient toutes les deux ?

En récupérant mon dossier médical rempli, j’ai compris !

Oui, Elles savaient !

J’ai lu dans mon dossier remit à la sortie : « Antécédents : victime de viols, enfant ».

J’ai frissonné de voir ces mots inscrits à mon sujet.

Des mots que j’aurais voulu impossibles mais qui, une fois révélés, me permettent de discerner qu’au présent, ma vie n’est plus celle d’une victime.

Parce que je l’ai été, j’ai peut-être la possibilité de mesurer en quoi je ne le suis plus depuis que ma mémoire s’est ouverte.

Anne Fernandes

Anne Fernandes est l’auteur du livre « De lettres à l’être », que vous pouvez vous procurer ICI et  ICI. Vous pouvez découvrir ICI son interview audio sur ce blog. C’est avec plaisir que nous accueillions ces textes sur le blog, dans la rubrique « L’Or des cicatrices »

Illustration : Josef Sudek mémoire dans la buée

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