En version audio à la fin de l’article

Ceci est la seule lettre que je pensais ne jamais écrire. Des lettres d’adieu j’en ai déjà écrite. Me concernant. Quasi 13 ans. 20 ans à peine.

Une lettre d’adieu comme celle-ci, c’est une première et une dernière.

C. Je ne peux plus t’appeler autrement. Quand je parle de toi à d’autres personnes tu as encore ton titre officiel. Un ou deux tons en dessous de mes autres mots. Parfois tu redeviens ton nom affectueux. Ta simple fonction je n’y arrive pas non plus. Je veux garder certains souvenirs exempts de dégueulasse et de la douleur.

Par où commencer ? Comment on dit adieu à la personne qu’on aimait le plus au monde ? Qui était mon pilier et mon guide. Comment on coupe définitivement avec son … ?

Tout se mêle et s’entrechoque.

Alors peut être par le début.

Les souvenirs d’enfance doux se sont presque tous effacés. Il me reste ceux où nous ne sommes pas seuls. Des plages, des rires, des histoires, des moments de joie, des spectacles, de simples dîners, des zoos. Tu fais le clown, tu contes, tu illumines, tu fais briller mes yeux.

Et pourtant déjà je suis plus heureuse quand je suis loin de toi, je redeviens alors une enfant, pourtant déjà je ne veux jamais rentrer. Je suis heureuse de vous retrouver mais j’ai juste envie que vous passiez et que vous repartiez.

Pourtant déjà je maltraite mon corps. Morsures, griffures sur un corps d’enfant. Fascination morbide pour la douleur et les traces qu’elle peut laisser. Qu’elle pourrait laisser ?
Quelle douleur je veux marquer sur mon corps ? De quelle douleur je voudrais laisser des traces ?

J’ai une étrange fascination pour la seconde guerre mondiale aussi. Et une obsession pour la résistance. « Si la France est de nouveau envahie, si c’est de nouveau la guerre ce ne sera pas grave. Je prendrais un couteau dans la cuisine et je me tuerai. Comme ça ils ne me feront pas de mal. » Variante. « Je tuerai d’abord tout le monde ».

Je ne pourrais jamais avoir confirmation de quoique ce soit pour mon enfance. J’étais trop petite dans la période de mes soupçons.
Sauf peut être une chose. « Pourquoi tu fermes toujours la porte des toilettes à clé ? » La raison est évidente maintenant. « Parce qu’il l’ouvrait ».

Mais passons à la suite.

La Terre de mes vacances d’enfant redevient Terre de vacances. Du premier été passé dans le chagrin j’ai effacé mes souvenirs avec toi. Le second, quand tu es le seul adulte présent, je ne me souviens de si peu de choses.

Sauf une peut être.
Tu te souviens d’une des chambres de ces étés là ? Moi oui. La texture de la couverture. De la polaire. Une odeur de bière. Tes mains.

Le second j’ai voulu et j’ai essayé de mourir. Cette envie est venue soudainement. En retournant sur cette Terre.

Entre ces deux étés j’obtiens un accès à Internet sans contrôle, et à partir d’une fascination malsaine je plonge dans le porno ultra violent. De préférence « incestuel ».
Pourquoi dis moi ?

A la rentrée pour une goutte d’eau je pleure trois jours en continue. Dans l’année je mets le doigt dans ce qui deviendra mon démon. Mon corps en porte les cicatrices. J’appelle au secours en silence. Je n’ai ni mémoire, ni mots pour m’exprimer à ce moment-là

Le collège passe entre ennuis, amitiés fortes, précieuses et auto violence. C’est aussi le moment où je commence à m’éloigner de Maman. Je ne peux pas m’isoler deux minutes avec elle sans que tu rappliques. Nos échanges se vident. On se dit tout. Sauf l’essentiel.

Je m’apprête à rentrer dans un « grand » lycée. Je grandis. Je vais mieux. Je m’émancipe d’une certaine manière.

Et tu introduis un jeu malsain. Dans lequel je plonge, avec plaisir en plus. Un jeu excluant. Un jeu qui rétablit la fusion. Un jeu qui me fait redevenir une petite fille. Sous les yeux de Maman qui ne dit rien, participe de façon passive. C’est quand même complètement fou de personnifier une peluche au point d’en faire un cinquième membre de la famille.

Le lycée se déroule entre crises de nerfs, nouvelles amitiés fusionnelles, théâtre encore et toujours, et délectation de se sentir enfin pleinement stimulé intellectuellement.

Pas de crises d’ado à l’horizon, pas de disputes, jamais. Le désaccord est impossible chez nous de toute façon. Sauf dans le drame et le déchirement. Te dire non pour des choses banales m’est impossible, rien que l’idée me panique. Logique finalement non ?

Tu m’aides énormément dans mes études, pour la première fois depuis longtemps tu m’es indispensable. Pierre de plus à la fusion, à l’exclusif.

Les insomnies deviennent omniprésentes. Elles qui me sont familières depuis mes 12/13 ans. Encore aujourd’hui parfois j’ai peur des « monstres sous le lit ». Et du noir. Que quelqu’un qui n’a rien à faire là se cache dans l’obscurité. Les cauchemars m’agitent. De viols. Récurrents.

Ils se sont précisés depuis. Des mains. Les tiennes. Tu arrives et je suis piègée. Et c’est le trou noir.

Ma respiration se détraque elle aussi. Je ne respire littéralement plus.

Je mets tout ça sur le stress du lycée. Et pourtant il m’a sauvée. Il prend tout mon temps et mon espace mental. Et me permet de tenir 3 ans.

C’est aussi à cette période que tu me place de plus en plus dans un rôle de seconde mère pour mon frère. Je l’ai toujours protégé, accompagné, fait plus qu’une grande sœur classique. Mais là c’est au-delà. Tu me parles de lui, de sa scolarité, de son futur … Au lieu d’en parler à Maman. Comme si c’était moi la mère. On parle sûrement d’autre chose. Ces soirées où nous sommes seuls et Maman couchée.

L’atmosphère était intime. Trop intime. Tu ne me touches plus mais tu colonises chaque jour mon psyché. Et je suis en route pour devenir ton enfant femme.

Une main sur mes fesses.

Et je ne sais pas comment tu fais mais les tensions entre Maman et moi sont récurrentes et tu as magiquement toujours le beau rôle pour moi. D’ailleurs c’est drôle tu râles quand on papote toutes les deux à table. Tu veux savoir ce qu’on se dit quand nous sommes seuls.
Tu avais peur de ne plus être le centre de l’attention peut être ? Tu monopolise la sienne d’ailleurs. Façon malade imaginaire. La mienne, pas d’efforts particuliers à faire, tu es l’alpha de mon monde depuis si longtemps.

Maman ne le vit pas bien d’ailleurs : « Toi tu as juste à battre un peu des cils et ton Papa … ».

Chapitre suivant. Je rentre à la fac.

Pour y être je t’ai dit non. Un merde à la voie que tu avais tracée pour moi. Hasard ou pas, nous avons une dispute déchirante à la rentrée. Et puis on reprend la routine. Les soirs en tête à tête. Ce jeu fou avec un doudou. Le couple étrange et dégueulasse.

Une chose à changer cependant. L’été d’avant j’ai compris que je voulais partir. Je me résigne devant l’impossibilité financière. Et mon frère.

Mais l’idée est là. Étouffée mais présente. Une année passe. Je suffoque de plus en plus. Les retour après de brefs moments de respiration deviennent de plus en plus insupportables. Je recommence l’automutilation. Je n’arrive plus à manger. Je vous mens de plus en plus pour m’échapper le plus possible. Je meurs à petit feu.

Dans un sursaut de vie je commence à me faire suivre. Promesse que je m’étais faite à 13 ans. « Courage dans 5 ans tu pourras voir un psy ». Ironie de l’ironie je passe ma première année de thérapie à ne dire que tout le mal que je pense de Maman. Persuadée que le problème c’est elle.

La seconde va tout changer.

Le temps d’un weekend je mets des centaines de kilomètres entre nous. Et tout explose. « Pourquoi tu ne pars pas ? » Prendre le train du retour est une torture lente. Je préfèrerais me jeter sous les rails. Seule la promesse d’un départ me permet d’y monter. Au retour, tout mon corps me fait mal. Depuis combien d’années parle t-il à ma place ?

Tiens, le Noël de cette année-là me revient. Les Jours roses de Benjamin Biolay. Tu me l’adresses. « Tu as loupé la chanson de Petite Lala, je la remets. Écoute bien Petite Lala ». Jusqu’à cet été j’étais persuadée qu’elle était écrite par un père pour sa fille. Incapable de comprendre les paroles et une vérité. Maintenant je l’entends vraiment. Et mes mains tremblent.

Mais cette fois c’est fini. J’organise ma fuite. Un deuxième weekend où la détresse me terrasse. Un groupe formidable m’entoure. Je leur dois la vie. Comme à tant d’autres.

Je perds ma voix sur le chemin du retour. Et tout s’accélère. Appartement, étude, argent, papiers. Récupérer des cartons. Les cacher ailleurs.

Et vous partez en vacances. Je fais mes cartons. Des livres, des fringues, des souvenirs, des photos. J’écris des lettres avec des explications. Tellement incomplètes, résultat d’amnésie.

Vous rentrez, je disparais et gère la crise familiale. J’encaisse la culpabilisation et ma propre culpabilité. Mon cerveau me lâche. Ma mémoire notamment. Digne d’un poisson rouge quelques semaines.

Et me revoilà face à toi. Tu ne fais rien, nous sommes en public, tout va bien non ? Terreur, violence me secouent. Le soir j’enchaîne. Saint Anne, Cochin, Saint Anne. Je me souviens du flot de sang. De l’odeur.

Tu es très inquiet il paraît. Tu veux venir. Mon corps et ma voix crient non.
Psychiatrie. « Vous êtes sûre que vous n’avez jamais été victime de violences physiques ou sexuelles ? » Oui je suis sûre. Fichue mémoire.
Toi tu as peur que je ne fasse pas ma rentrée. Ou que je parle ?

Psychiatre, psychologue, antidépresseurs, anxios. Package complet.

Un soir je vous croise Maman et toi sur un trottoir. De quoi donner raison à ma paranoïa de vous voir au détour d’un trajet. Mais cette fois ce n’est pas une hallucination. Black out. Je vois vos visages et l’instant d’après je suis dans un métro en marche.

Tournons la page.

Je fais ma rentrée. Nouvelle troupe de théâtre. Je continue avec l’ancienne. Les ami.e.s sont là. La famille choisie se construit. Deux années où je cherche l’équilibre. Je vacille. Je chute. Je me relève toujours. L’idée d’un retour s’éloigne de plus en plus.

Je renoue avec mon petit frère. Il reprend sa place dans ce cercle intime qui me fait respirer, que j’aime si fort

Je me reconstruis doucement et la vie redevient belle malgré les plaies.

Jusqu’au coup final. Trois cartes postales. Des discussions. Une vieille histoire familiale. « Entre ton père et toi ça a toujours été spécial ». « Tout le monde savait ».

Je retrouve la mémoire. Sortie d’amnésie traumatique comme on dit. Je m’effondre, fuis, mène l’enquête entre les trous noirs. Réouvre des carnets et la boîte noire.
Je prends la petite fille par la main. L’adolescente avec l’autre. Le puzzle se reconstitue. Pièce par pièce. Il en manquera toujours mais peut être que ça n’a pas réellement d’importance.

Comment fais tu pour te regarder chaque jour dans le miroir ? Pour vivre avec ce que tu as fait ?
Un bon père de famille. Ta famille que tu as si bien réussi.

Je vomis.

Moi la liste des séquelles est longue comme ? Je ne sais même pas comme quoi. Le traumatisme touche tout mon être.
Sommeil, alimentation, rapport aux hommes, sexualité, mémoire, gestion émotionnelle, relations affectives amicales, amoureuses et familiales. Et j’en passe.

Toute ma vie est touchée, tout mon être est détruit.
J’ai été adulte trop vite mais au fond je suis restée l’enfant assiégée. L’adolescente anéantie.

Et tu ne peux pas savoir à quel point ça me gâche la vie, me bloque dans mes rêves, entache mes relations.

Je suis épuisée du combat. Je reprends pourtant les armes. Cette fois j’ai toutes les clés. Je vais me battre. Soigner. Reconstruire et grandir enfin. Sur des bases saines.

Cher Patriarche
Il était une fois.
Il était deux fois, il était trois fois.
Il était que cette fois ça ne se passera pas comme ça.

Tu ne m’approchera plus jamais. Et un jour tout le monde saura. Tu ne m’as eu hier, tu n’auras pas mon futur.
Et si un jour je te pardonne, ce sera pour moi, pour ma paix.

La mouette a pris son envol. Je suis libre.

Aline Da Silva