Au moment où je prends le clavier pour enfin arriver à sortir de ma vie ton vicieux regard, je te vois : Tu nous regardes jouer, appuyé sur le chambranle de la porte de la chambre où nous dormons quand nous venons jouer chez toi à la poupée.

Tu es notre voisin, tu es grand-père. Les jardins de nos maisons communiquent. Nous sommes arrivés il y a peu et nous avons sympathisé avec ta petite-fille.

Quand tu es mort, j’avais 11 ans. J’ai pleuré, beaucoup. Ma mère n‘a pas compris pourquoi j’étais aussi émue alors que tu n’étais que le voisin.
A l’époque, j’ai cru que je pleurais parce que je t’avais laissé prendre une place de grand-père de substitution.
Ce que j’ai fait quand j’ai appris ta mort : J’ai pris une sucette Pierrot Gourmand (et pourtant c’était rare les bonbons à la maison) et je l’ai mise dans ma tirelire en forme de coffre-fort. Pourquoi j’ai fait ça ? Je ne sais pas… j’ai juste pensé que j’irais la déposer sur ta tombe.

Il y a une dizaine d’années, je suis sortie d’amnésie traumatique concernant l’inceste que j’avais subi par mon père. Je n’ai pas mis longtemps à comprendre que mon père n’avait pas été le seul à utiliser mon corps d’enfant…

Très vite, la sucette enfermée dans un coffre-fort m’est revenue à l’esprit…
Elle n’est pas mal la symbolique, tu ne trouve pas ? Une « sucette » qu’on enferme secrètement à clé dans un coffre-fort…

Encore aujourd’hui je ne me souviens pas de tous les détails et puis je n’ai pas envie… Mon cerveau sait qu’il n’est pas utile de m’envoyer tout le film. Les flashs suffisent à me faire sentir poisseuse…
En analysant les images qu’il me reste, avec mon regard d’adulte, je sens combien ton regard est chargé d’envies inappropriées…

On dormait chez toi, tu étais toujours hyper présent à nous regarder jouer aux Barbies (et Ken aussi), et on faisait se frotter les poupées l’une contre l’autre, nues, en imitant le bruit des bisous, et j’étais gênée…

Un jour, je me suis retrouvée dans ta voiture, seule avec toi, devant. J’ai la sensation que ce n’est pas bien que je sois là, assise dans cette voiture à la place de ta femme. Est-ce que ta main était sur ma cuisse ?

Une enfant conditionnée par un père incestueux a-t-elle les moyens de ne pas se faire capter par les autres prédateurs alentours ? Clairement non ! 
Est-ce que j’ai pris ça pour de l’affection « paternelle », quelque chose de « normal » car déjà présent dans mon quotidien ?

Plusieurs années après ma sortie d’amnésie traumatique, enfin je l’écris ici, je le sors de moi… J’ose dire qu’il n’y a pas eu que mon père…

Au moment où les mots se posent, je sens des contractions dans le bas de mon ventre. Est-ce que je t’expulse enfin ?

Après ta mort, un moment après… Avec ma sœur, on a fait croire à ta femme qu’on avait égaré un balle dans le jardin, alors qu’on l’y avait jeté exprès. Elle est partie la chercher dans le jardin avec ma sœur, et pendant ce temps je suis rentrée dans la maison, car je savais où était rangé le porte-monnaie, dans le placard de la cuisine. Je l’ai pris. Je suis retournée comme si de rien n’était devant la maison. Ma sœur est revenue avec la balle. On a remercié ta femme. Quelques mètres plus loin, on a pris l’argent qu’il y avait dans le porte-monnaie, pas grand chose, de quoi s’acheter des bonbons, et on a jeté le porte-monnaie dans les égouts.

Je me souviens que ce jour-là, l’enfant que j’étais s’est sentie un peu « vengée »…
Après tout, elle ne nous avait pas protégées. Je me souviens qu’elle était sourde comme un pot. Est-ce qu’elle a seulement entendu quand tu « passais » voir, dans la chambre, la nuit, si on dormait ?

Je n’ai jamais apporté la sucette sur ta tombe. Je crois que je l’ai sortie un jour de cette tirelire, trop vieille pour être mangée.

Aujourd’hui, ma chère enfant intérieure la sort enfin du coffre-fort et la brandit à la façon d’un point levé vers le passé. Désormais, je peux, m’imaginer te balançant les Barbies à la face, te pousser pour sortir de la chambre, choper ma petite sœur par la main et sortir de chez toi en courant et criant à qui veut l’entendre que tu es un vieux pervers dégueulasse… Profiter que ta voiture est arrêtée au feu rouge pour en sortir et partir le plus loin possible en courant…

T’es mort… et je suis vivante ! Et j’ai bien l’intention d’en profiter ! 

Anonyme