« Il paraît que c’est classique chez les enfants qui ont été violé. D’abord ils subissent, après ils se sentent complices, après comme ça les dégoûtent d’avoir été une pute, ils occultent et après quand ils se souviennent, ils se dégoûtent, ils se haïssent et ils se détruisent. Parfois, ils s’en sortent, parfois non… »

Depuis le 23 février où j’ai appris que tu avais mis fin à tes jours, cet extrait du spectacle d’Andréa Bescond, « les chatouilles ou la danse de la colère », tourne en boucle dans ma tête.

C’était en 2017, je venais re-re-re-revoir ce spectacle avec une partie de ma famille et un ami, et je t’ai vu arriver dans la salle… Et là, j’ai compris ! On se connaissait depuis de nombreuses années, on a travaillé ensemble plusieurs fois. Tu avais traversé des périodes « bizarres », ton corps avait changé de forme, souvent. Quand je t’ai vu ce soir-là, j’ai compris que toi aussi…

Après le spectacle, Andréa est venue nous saluer dans le bar du théâtre et tu as été lui parler, tu as comme créé une bulle autour de vous, c’est comme si le reste du monde n’existait plus. C’est à ce moment-là que j’ai pu mesurer à quel point ta souffrance prenait toute la place…

Après cette soirée, plusieurs fois, on a échangé. Souvent la nuit, quand tu te battais contre les démons que les agressions sexuelles ont implanté en toi.
Le fait d’être la maman d’un super garçon ne contrebalançait pas le poids de ta tristesse… L’addiction à alcool dans laquelle tu essayais de la noyer, cette tristesse, revenait régulièrement prendre le dessus sur ton envie de croire que le mieux était possible…

Cette plainte que tu as déposé est restée sans suite… ta souffrance a continué à grandir… on a fini par dire que tu avais des problèmes de santé mentale… ta famille, tes amis ont essayé tellement de fois de te soutenir, de t’insuffler le courage de continuer…

Le 23 février, j’ai appris ta mort… J’ai relu tous nos échanges de ces dernières années…

Le 23 février, lors de la cérémonie des César, Judith Godrèche a fait un discours qui t’aurait plus, toi qui était une comédienne si talentueuse, mais sans renommée…

Dans son discours Judith a dit :
« Il faut se méfier des petites filles.
Elles touchent le fond de la piscine, se cognent, se blessent, mais rebondissent.
Les petites filles sont des punks qui reviennent déguisées en hamster. »

Ça, punk, tu l’étais devenue, au fil des ans, à te battre contre tes démons intérieurs, à ne plus trouver ta place dans une société aveuglée face aux conséquences des violences sexuelles dans la vie de celles et ceux qui les subissent.
Je ne sais même pas si ta famille savait vraiment, si tu avais osé leur dire que tu avais été violée enfant…
T’a touché le fond de la piscine mais tu n’es pas remontée…

Depuis le 23 février, une petite lumière qui s’est éteinte en moi car je sais que tu ne brilles plus en ce monde. Toi qui étais si généreuse, si talentueuse. Toi qui avais tant besoin d’amour…

Depuis le 23 février, je sais que jamais je ne lâcherai cette mission, qui s’est imposée à moi, presque contre ma volonté… celle d’œuvrer pour que le monde change en mieux… face à l’ampleur abyssale de la violence présente dans notre société, dans le monde…
Je sais que nous ne serons jamais assez pour essayer de donner de l’espoir à toutes celles et ceux qui ont eu leur enfance explosée…
Je sais que je continuerai à contribuer à ce que les victimes anonymes soient visibilisées, par le biais de ce blog, ou d’autres actions.
Je sais que je ferai de mon mieux pour proposer des solutions de prévention et de réparations des victimes.

Je sais que tu vas me manquer.
Je sais que tu seras à mes côtés lors de mes interventions sur le sujet.

Tu fais partie des millions que nous sommes à avoir été violé, tu fais partie des milliers qui n’arrivent plus à croire que la vie vaut quand même d’être vécue après l’horreur subie…

Il y a les victimes visibles, le traitement médiatique qui diffère si l’on est connu.e ou pas… si l’agresseur est connu ou pas… et il y a tous.tes les inconnu.es, invisibles qui ne sont reçu.es par aucune institution, qui n’osent même pas forcément témoigner, qui voient leur plainte classée sans suite, qui resteront anonymes… à se battre seul.es pour survivre.

1 enfant sur 5 d’après le Conseil de l’Europe, soit 14 millions de personnes rien qu’en France. Combien feront le choix que tu as fait, à force de ne pas se sentir considéré.es en entier, avec leur(s) traumatisme(s) ? Combien de personnes notre société va-t-elle laisser mourir faute de prise en charge des effets post-traumatiques des violences sexuelles ? Combien ?

Après le 23 février, j’ai du prendre du recul, faire une pause dans cet activisme qui épuise plus souvent qu’il ne donne espoir… mais ne t’inquiète pas, ma chère amie, en souvenir de toi, je vais faire de mon mieux pour continuer à faire ma part… je te le promets. 

Anne Lucie