Maman,

Je ne vous en veux pas, ni à mes sœurs qui sont nées dans le contexte « Joëlle est malsaine, il faut s’en méfier », ni à toi qui es issue d’une autre génération.

Me considérer comme coupable te permettait de ne pas souffrir de ce que ton mari avait fait. C’est toi qui m’as dit que tu « n’avais pas souffert ». Je m’imagine dans la même situation, j’en aurais voulu + + + au père de mes enfants ! J’aurais porté plainte, je l’aurais haï, j’aurais divorcé ! Et j’aurais surtout porté toute ma vie la responsabilité de ne pas avoir su protéger mon enfant. Et je pense que mes sœurs dans une telle situation auraient réagi de même.
Curieusement, dans les groupes de parole auxquels j’ai participé ou que j’ai animés, et qui étaient ouverts à des victimes ET des proches de victimes, les mamans d’enfants « incestés » allaient beaucoup plus mal que leurs enfants, pourtant tous devenus adultes. Parce qu’elles n’arrivaient pas à oublier, elles, qu’elles s’en voulaient de ne pas avoir su protéger leur enfant, d’avoir compris trop tard d’où venaient leurs symptômes et qu’elles se rendaient compte qu’elles n’avaient aucun pouvoir sur les chances de guérison de leur enfant. Ce qui aidait leur enfant, c’était leur écoute, leur remise en question, leurs recherches pour comprendre, leur empathie… et leur demande de pardon. Bien sûr qu’elles en souffraient, sinon elles n’auraient pas eu besoin d’en parler ! Comme toutes les mamans. Sauf que toi ma maman, tu oublies, tu nies, tu me fabriques une image indélébile de coupable.

Qu’est-ce qui fait que, si mon père n’était pas un pervers (ce que tu répètes à chaque membre de la famille), la perversité soit sans équivoque endossée par ta fille qui avait 11 ans (pas encore 12 !) à l’époque des faits ?

Vous vous apitoyez devant les affaires de pédophilie relatées par les médias. Mais aucune de vous ne fait le rapprochement avec l’origine de mon malaise : « ce n’était pas un inceste », « ce n’était pas si grave ». Vos interprétations sont quand-même un peu troublantes : c’est MOI qui y étais le 2 Juillet 1966, pas vous. C’est moi qui en ai subi les conséquences, pas vous. Et pourtant VOUS savez mieux que moi… Et papa n’a jamais nié.
S’il fallait un pervers dans cette histoire, c’est bien que c’était grave, non ? Et bien pratique de compter sur une fillette de 11 ans pour endosser un costume de coupable (tant pis pour le poids du costume et la souffrance qu’il génère) d’autant plus qu’elle mettra 50 ans à réagir.

C’est une véritable souffrance pour moi de constater que plus je veux « bien faire », plus je m’enfonce dans cette image de fille / sœur malsaine :
– Si je mets mes neveux et nièces au courant du secret familial, c’est forcément dans une intention de nuire
– Si mes enfants et mon mari ont besoin d’une psychothérapie, cela prouve bien qu’ils sont fous, ou que moi mauvaise je les ai rendus fous. Et comme nos psys ne peuvent être que des charlatans, ils nous confortent dans notre maladie mentale.
– Si je vous parle des avancées de la psychologie, c’est forcément pour faire la savante et vous vous sentez agressées.
– Si j’affirme qu’à 11 ans je n’étais pas une bombe sexuelle, c’est forcément pour jeter la honte sur la famille. (je ne vois pas ce que j’y gagne…)

La réaction normale aurait été de venir m’en parler.

Mon enfance ne se réduit pas aux fautes de mes parents. Et mon père avait aussi beaucoup de qualités, toi aussi. Ce n’est pas une raison pour me cataloguer comme vous le faites toutes les trois.

Il aurait suffi que tu dises à tes petits-enfants que tu avais compris qu’une petite fille de 11 ans ne peut pas avoir le « feu aux fesses », que tu prenais conscience de ma souffrance et de mes efforts pour vivre quand-même.
Parce que j’ai souvent pensé que, si j’étais morte, cela vous aurait permis de pleurer sur ma tombe muette – secret bien gardé- et de perpétuer l’image d’une famille unie et sans problème aux yeux de l’entourage.

Mettre tous les petits-enfants au courant, que vous le vouliez ou non, c’est les protéger : il n’y a pas de circonstance atténuante dans les cas de pédophilie. C’est tolérance zéro ! Il ne peut y avoir de oui-mais ni de non-sauf…
Vous ne pouvez pas soutenir d’un côté que leur tante / mère était l’instigatrice à 11 ans d’un abus sexuel envers son père, et de l’autre pleurer sur ce que subissent les enfants « incestés » dont les médias nous relatent les horreurs. Soutenir cela c’est semer un message trouble : il y aurait de pauvres adultes qui se laissent aller à combler les demandes sexuelles des enfants.
Vous ne pouvez pas affirmer que ce n’était pas grave tout en m’interdisant d’en parler. Pourquoi n’est-ce donc si grave qu’à partir du moment où l’on en parle ?
Me l’interdire c’est ôter à la descendance la liberté d’en penser ce qu’ils peuvent, d’aller à la pêche aux infos pour, à leur tour, protéger leurs enfants quand ce sera le moment.

Vos arguments sont ceux des pédophiles.

Les arguments selon lesquels « il valait mieux protéger son enfant des dangers extérieurs » en « pratiquant l’éducation sexuelle à la maison » ne tiennent pas.

J’ai lancé des signaux d’alerte mais cela n’a servi à rien. Je suis folle, oui, de vous avoir crues capables d’appeler les choses par leurs vrais noms : inceste, abus sexuels sur mineurs, pédophilie, victimes, agresseurs, souffrance, conséquences. Folle de vous avoir crues capables de les utiliser pour identifier dans leur réalité les différents éléments qui ont composé cette période glauque de l’histoire familiale.

Mais vous, vous n’êtes pas moins folles : à qui espérez-vous faire gober qu’une gamine de 11 ans est plus mature que son père de 40 ans, surtout sur le plan sexuel ? Seuls les pédophiles peuvent le croire, cela fait partie de leurs arguments, qui aujourd’hui sont dûment répertoriés par la psychiatrie et servent à identifier le mal dont souffrent les patients. Renseignez-vous !

J’ai « voulu te punir de me faire une petite sœur en séduisant mon père ». Très fort !!!…

Pourtant, je me suis bien adaptée au partage de mon espace avec ma sœur. Je me rappelle lui avoir donné le biberon, être intervenue quand elle pleurait dans son landau, Je lui ai raconté des histoires, l’ai fait jouer, l’ai portée sur mon dos…

La vérité c’est que oui, j’étais inquiète de ce qui allait changer dans ma vie à l’arrivée d’un bébé. C’est pour me rassurer que j’ai accepté d’aller dans votre lit. Je n’ai pas voulu ni prémédité ce qui allait suivre. C’était également pour me rassurer que j’acceptais que papa m’accompagne dans la salle de bains de tonton. Parce que sa maison me semblait trop mystérieuse : il y faisait toujours sombre et froid, ça sentait mauvais (tabac froid, chaussettes sales, graillon…)

Si vraiment j’avais voulu me venger, comme tous les enfants qui ne supportent pas les attentions de leurs parents pour un bébé, je me serais vengée sur elle !

L’inceste s’est produit avant que cette petite sœur arrive. A ce moment-là tu étais avec elle à la maternité. Et quand papa a exhibé son service trois-pièces devant mon lit alors que j’étais couchée, en jetant un œil vers la porte de votre chambre pour s’assurer que tu ne pouvais pas le voir, c’est moi aussi, là, qui suis allée le chercher ? J’étais tellement choquée que je me suis cachée sous mes couvertures, morte de trouille !
Quand il m’a emmenée dans son atelier à Paris et m’a attirée à lui, c’est encore moi qui l’ai provoqué ? Et sachant ce qui s’était passé, pourquoi m’as-tu laissée partir avec lui ? Je me rappelle bien tous les détails : papa qui ferme la porte à clé, la pièce sombre, le tabouret où il m’attire vers lui, ses mains qui me retiennent, et le bruit d’une clé dans la serrure. Je me rappelle du retour vers Yerres dans sa voiture, sombre, silencieux. Pas un mot. J’avais 12 ans, Maman !!! Et lui 40 ! Papa t’en a parlé de ces 2 épisodes ? Non bien sûr. Mais tu étais là quand j’en ai parlé avec lui. Rappelle-toi : pour la séance d’exhibitionnisme il m’a répondu « Oui, bon, j’ai pas dû le faire exprès » !!! « Mais là, je t’ai pas touchée »… On rêve.
Pour le coup de son atelier, la réponse a été : « Mais y avait pas de lit dans la boutique ! »

J’étais tellement « travaillée par mes hormones » à 11 ans que j’ai même manigancé pour qu’il me demande une fellation ! C’est MOI qui ai dit non. Parce que ça sentait trop mauvais. Et miracle : il n’a pas insisté mais c’était moins une. C’est MOI qui ai empêché le viol. Mon père n’était pas un tortionnaire. Il n’a peut-être été pervers qu’avec moi et sur une durée assez courte. Mais il serait temps de le reconnaître.

Mon soi-disant désir de vengeance, c’est encore un mythe qui vous permet de ne pas souffrir de ce que mon père a fait.

Vous semblez croire que je déteste mon père et que je vous demande de le détester à votre tour. Mais je ne le déteste pas ! Il n’est pas réduit à ce moment trouble de la vie de famille ! Ce que je déteste, c’est la mythologie familiale qui me fait passer pour une mauvaise. Je reconnais qu’il a fait beaucoup de choses pour moi ! Cela n’implique pas de nier que ce qui s’est passé était un inceste dont je ne suis pas responsable. Cela ne devrait pas impliquer non plus que ma souffrance soit niée encore au bout de 50 ans !

Que puis-je faire de plus pour vous ouvrir les yeux ? Si la famille est à ce point déstabilisée, c’est VOUS qui voulez qu’on en arrive là. Mes arguments n’ont aucune portée ! Et j’aurai tout essayé.

Et en écrivant cela je sais pertinemment que certaines y verront une tentative de manipulation. Tant pis. L’objectif n’était pas de vous faire souffrir, mais de m’occuper de ma propre souffrance… et d’assainir le climat familial.

C’est raté.

« Le contexte de l’époque » : pas facile d’en parler à des professionnels fiables, pas facile de divorcer surtout avec un bébé tout neuf, pas facile de faire face au voisinage, pas facile pour une mère d’élever seule ses enfants et de changer de métier (quels parents auraient voulu continuer de te confier leurs enfants ?)… de tout cela je suis bien consciente et nous en avons déjà parlé. Mais tu pouvais obtenir mon silence autrement qu’en me culpabilisant sur tout et en me collant l’étiquette de malsaine.

Alors la honte, je ne la porte plus ; je ne la partage même pas, je vous la rends. Débrouillez-vous avec.

Joëlle